Si depuis la fin des vacances scolaires la population du Val-d’Ajol est en émoi. Son collège constitué d’une ossature métallique, construit il y a un peu moins de 50 ans, menacerait hélas de s’effondrer au moindre souffle. La faute à une dalle en béton qui présente de drôles de fissures. Or, il se trouve que si le Val-d’Ajol s’est fait connaître pour ces goûteuses andouilles depuis une cinquantaine d’années, la technique du béton armé fut aussi une de ses autres spécialités vite oubliées.
En 1912 déjà, lors de la réception des travaux du nouvel hôtel de ville, le jeune architecte chargé de mener à bien le projet piqua une crise de nerfs après avoir eu confirmation que l’entrepreneur Henri Vaubourg n’avait pas suivi ses instructions. Il aurait en effet coulé la dalle du rez-de-chaussée à sa manière sans en avertir son fouette-cul et il s’en expliquera par la suite dans l’un des PV de réception : « J’ai fait à mon idée mais la dalle n’en sera que plus solide ». Il est vrai que la technique utilisée par Vaubourg avait déjà fait ses preuves à maintes occasions. Les fermes reconstruites dans les environs, le plus souvent à la suite d’un incendie, et qui portent encore aujourd’hui sa signature ont passé le siècle sans poser de problème, idem pour les écoles Sainte Marie et Saint Charles construites vers 1910. Enfin Vaubourg, en 1912, lorsqu’il achève la construction de la mairie, est sur le point de signer un livre « Technique du béton armé », ce que le jeune architecte ignore probablement. L’ouvrage sera diffusé par la maison Béranger, un éditeur qui est une référence indiscutable dans les manuels scolaires y compris dans les grandes écoles qui préparent les futurs ingénieurs du génie civil. La première édition parue en 1913 connut un véritable succès comme la seconde édition datée de 1924. A la suite de quoi Vaubourg fit breveter sa technique pour les dalles en « béton Vaubourg ». Une technique qui va connaître un succès fulgurant grâce à la guerre. L’heure est en effet à la reconstruction du pays. Vaubourg va ainsi, un peu par hasard, se créer une nouvelle activité très lucrative qui va l’occuper à plein temps. Car lorsqu’il vend son brevet à des collègues bâtisseurs, Vaubourg qui a suivi de solides études à Épinal pour ensuite parfaire ses connaissances à l’école supérieure des travaux publics à Paris accompagne toujours ses licences avec des calculs sur la résistance des dalles en question.
Puis arrive la terrible guerre. Vaubourg encore célibataire qui va être mobilisé le 2 août 1914 à l’âge de 32 ans servira durant 3 ans dans le génie. Son travail consistera alors à rétablir, après bombardement et toujours dans l’urgence, les chemins de fer détruits, les gares et les ponts qui sont nécessaires pour approvisionner le front en hommes et en matériel. Et justement ces arrivages de troupes fraîches, puis les évacuations de blessés et parfois de cadavres qui suivront immanquablement quelques jours plus tard l’amènent à se poser des questions.
La guerre terminée et de retour au pays, que pourrait-il raconter à ses copains, à part la pose de rails ? L’idée que ses amis sur la place du village en viennent à le cataloguer de planqué l’empêche de dormir. Il demande alors sa mutation dans une unité combattante mais c’est un échec cuisant. Car le petit sous-officier, qu’il est et qu’il restera d’ailleurs, jusqu’à l’armistice, car il refuse l’idée d’une promotion quelconque, est capable d’organiser et de commander des chantiers qui mobilisent parfois jusqu’à 200 bonhommes. Il se refuse d’ailleurs à fayoter et ne se prive pas d’une certaine rudesse envers les officiers qui sont bien payés alors que lui a dû abandonner son entreprise. Mais pour l’état-major, c’est un élément précieux qu’il vaut mieux conserver. Vaubourg se souvient alors d’avoir eut recours au piston pour servir dans le génie ferroviaire lorsqu’il avait 20 ans et qu’il habitait en face de la petite gare du Val-d’Ajol. Il va donc à nouveau écrire au député de son arrondissement pour lui faire part de son cauchemar et il s’en explique d’ailleurs sans rien cacher.
Cette fois la demande du petit sous-officier sera exhaussée avec les compliments du ministère de la guerre qui consent volontiers, vu les circonstances, à faire une exception sans passer par la voie hiérarchique. Le sergent-chef Vaubourg Henri va ainsi rejoindre en 1917, dans l’Aisne, le 152e régiment d’infanterie, un régiment aux nombreux faits d’armes et bien connu des Vosgiens.
Mais l’armée, même en temps de guerre, peut rapidement engendrer l’ennui, entre deux batailles. Pas facile pour l’audacieux maçon de rester les bras croisés. Or, l’état-major cherche des volontaires pour commander les fameuses « Compagnies Disciplinaires » tout juste créés, une invention de Pétain qui répugne à fusiller des condamnés. Le système mis en place offre en effet à ces coupables des pires crimes la possibilité de se racheter. Car les missions qui leurs seront confiées seront des plus périlleuses. Et après un temps variable, les condamnations pourront être levées par le tribunal militaire. Reste à trouver qui va encadrer ces fortes têtes. L’intrépide sergent-chef Vaubourg lève la main, à la barbe des lieutenants et capitaines incrédules qui découvrent l’oiseau rare venu des Vosges, en faisant la grimace.
De l’action, notre Vosgien va en avoir à la pelle. Comme dans l’Aisne, à Mont-Notre-Dame, le 31 août 1918 exactement, face à la cathédrale sous laquelle un régiment ennemi a pris position dans un sous-sol truffé de galeries. Alors que son équipe progresse en direction du front avec des rouleaux de fils barbelés, un bombardement intensif cloue toute l’expédition au sol. La compagnie trouve à se réfugier dans d’anciennes caves de vignerons abandonnées, mais de nombreux hommes de la compagnie seront gravement incommodés par les obus chimiques. Et Vaubourg qui s’imagine, le temps de rassembler son équipage, qu’il a été épargné, sera finalement, lui aussi, évacué comme les copains par le poste de secours. Malgré son transfert dans un hôpital spécialisé du centre de la France, il ne pourra éviter de graves séquelles à savoir une vue déficiente et des poumons brûlés. Déclaré inapte au combat juste à la veille de l’armistice, il retrouve avec une grande amertume les bureaux de son entreprise dont la gestion avait été confiée à sa sœur durant 4 ans. Mais rapidement, il devra convenir que son handicap l’empêche de reprendre son métier d’entrepreneur.
Or, des villes et villages entiers sont à reconstruire sur tout le nord et l’est de la France. Et Vaubourg qui a déposé un brevet vulgarisera à grande échelle sa technique des dalles en béton. Les licences qu’il propose ne sont pas sans contrepartie puisqu’il établit gracieusement sur demande les calculs de résistance.
En 1924, sa santé qui décline l’oblige à vendre son entreprise de construction à un ouvrier italien installé aux Granges de Plombières. L’ouvrier en question était arrivé au Val après la guerre pour terminer la nouvelle route de Plombières. La guerre avait en effet interrompu les travaux à hauteur du Grand Tournant.
Henri Vaubourg aura tout de même eut le privilège de construire le monument aux morts de sa commune sous les directives d’un sculpteur parisien.
Vaubourg « retiré » des affaires pourra alors consacrer tout son temps à l’exploitation de son brevet sans avoir à sortir de sa maison. Mais en 1935, de plus en plus souffrant, le brave soldat de 14/18 met fin à ses jours dans son bureau.
Comme d’autres qui sont morts des blessures de la guerre, son nom ne sera pas porté sur le monument qu’il à pourtant façonné de ses mains. Seul le fils du président Doumer qui lui aussi avait été gazé, et qui avait de même choisi de mettre fin à ses souffrances au Val-d’Ajol chez ses amis de la rue des Mousses en 1923, a toutefois bénéficié d’une exception.
A défaut de galons, Vaubourg aura tout de même été décoré de la Croix de Guerre.
La veuve Vaubourg, une ancienne infirmière militaire rencontrée lors de sa dernière hospitalisation vivra un temps de l’exploitation du brevet. Mais n’étant pas qualifiée pour offrir les calculs sur la conception et la résistance de ces ouvrages de béton armé elle devra embaucher presque à temps plein un huissier. Il sera chargé de débusquer partout en France les fraudeurs qui seront de plus en plus nombreux. Enfin, lorsqu’il faut à nouveau reconstruire après 1945, l’État va s’intéresser de près à l’utilisation de ce brevet mais sans donner de suite. Puis se posera la question de la validité du brevet que certains entrepreneurs mettent en doute. Sauf qu’une loi avait pourtant été votée pour prolonger la durée de ces brevets au motif que la guerre en avait empêché l’exploitation durant 5 ans. La veuve d’Henri Vaubourg croulera alors sous les procès même si dans la plupart des cas elle les gagnera.
Enfin 70 ans plus tard, dans notre verte vallée de Combeauté, les Ajolais ont encore la dalle !