Hommage aux anciens combattants

La grande guerre à peine terminée, dès 1919, partout en France, les élus se réunissent pour réparer les dégâts au plus vite. Notre secteur des Vosges du sud ayant été épargné, pas de village ou de maisons à reconstruire, pas de route ou de voies ferrées à remettre en état, pas de trous d’obus ou de bombes à niveler.

Mais des chantiers qui ont été subitement abandonnés lors de la mobilisation générale doivent être relancés au plus vite dans la commune.

Nous avons trouvé dans les archives une réunion du conseil municipal du Val-d’Ajol qui mérite une attention particulière. Suite aux élections de 1904, le conseil se trouvait divisé en deux clans très hostiles. D’un côté le maire Balandier largement élu avec la bénédiction du curé Aubry, de l’autre l’opposition comprenant des patrons d’industrie ou autres notables passablement vexés de se retrouver dans la minorité. La guerre aurait semble-t-il calmer les ardeurs des uns et des autres mais les échanges ne manquent tout de même pas de piquants et d’humour.  Félicitations à la secrétaire qui prenait les débats en sténo. On peine aujourd’hui à rivaliser avec micros et vidéos.

Sur plusieurs semaines l’Echo des Feuillées va vous mettre dans l’ambiance d’une seule de ces réunions. La première question se rapporte au monument aux morts. La seconde aura pour objet de démontrer l’intérêt de créer une nouvelle rue.

Le Maire  – je vous informe que notre conseil a décidé de casser sa tirelire pour rendre hommage à ses jeunes soldats qui furent hélas beaucoup trop nombreux à ne pas revenir en leur beau village du Val-d’Ajol. Nous avons pris l’exemple de Remiremont qui a voté un budget de 100.000 F. Nous mettrons sur la table 120.000 F pour qu’on ne dise pas encore que les paysans de l’autre côté du Peutet sont des obsédés du bas de laine.

Reste à déterminer le type de monument et les statues qui vont l’enjoliver.

Je vous propose de lancer un concours national. Je connais des artistes parisiens qui en seront ravis.

L’opposition : qui fera partie du jury ?

Le Maire  : des conseillers dont moi-même et mes adjoints en feront partie. Il nous appartiendra d’en discuter lors d’une prochaine séance, mais j’ai déjà reçu de la préfecture des instructions à ce sujet. Il nous impose d’y inclure des hommes de l’art, des architectes et des agents de l’État.

Je propose également la formation d’une commission communale chargée de suivre ce dossier. On pourrait y inclure les hommes les plus dynamiques de notre commune : le curé, le président des anciens combattants, des commerçants, des artisans et naturellement un certain nombre de membres de notre conseil.

  Les anciens combattants : j’ai lu dans le Pèlerin que le ministre de la guerre nous interdisait tout signe religieux sur les monuments publics rapport à la loi sur la séparation de l’église et de l’État. Est-ce que vous pouvez confirmer monsieur le maire ?

Le Maire  : Je confirme et croyez que j’en suis désolé mais un grand général donc j’ai oublié le nom a trouvé une combine : la croix de guerre qui fait référence à notre chère Jeanne d’Arc et ses moutons (si je ne dis pas de bêtise). Donc voilà la Croix de guerre au beau milieu du monument ! Ce n’est pas si mal !

Les anciens combattants : oui ! mais nous en avons déjà discuté dans notre association et croyez que ce fut une réunion très animée. Nos familles fortement contrariées par ces directives qui sont dictées par les francs maçons et peut-être par le diable en personne nous ont demandé de mettre notre intelligence en action. Nous avons donc décidé d’installer un autre monument au milieu du carré militaire qui se construit actuellement dans le nouveau cimetière pour rapatrier nos chers disparus qui avaient été enterrés sommairement aux alentours des champs de bataille. Et nous allons lancer une souscription publique pour financer ce monument.

Le Maire   : une souscription publique ? Nos collègues municipaux de Remiremont en avaient eu, eux aussi, l’idée. Mais ce fut un lamentable fiasco.

Les anciens combattants : Naturellement comment voulez-vous que des paroissiens déjà accablés de chagrin mettent la main au porte monnaie pour un monument digne des païens, que dis-je des sauvages ? et notre monument sera bâti avec la pierre de nos carrières par les ouvriers de notre belle vallée, non pas par des artistes parisiens ou des architectes qui se la pètent.

Le Maire   : tout le monde sais que je suis un fervent pratiquant et que je vais à la grande messe tous les dimanches, notre cher pasteur, le curé Aubry, peut en témoigner, mais j’ai au dessus de moi, non pas le bon Dieu, mais le préfet qui surveille tous mes faits et gestes. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est pesant. Même dans ma ferme de la Banvoie, j’en rêve quand je fais la sieste sous un prunier à la saison des foins après une matinée bien remplie.

Enfin, nous devons déterminer aujourd’hui même l’endroit qui vous paraîtra le mieux adapté pour l’installation de ce monument.

Je crois que la grande place sur le côté de la mairie ferait l’affaire, c’est en tout cas une idée qui a déjà été suggérée de longue date, quitte à fâcher encore un peu plus notre cher opposant, je veux parler du bon docteur Nurdin, ici présent, qui revendique à grands bruits cette place pour y installer un grand marché couvert où l’on vendrait des produits de terroir, des produits bio qu’il dit. Il a vu ça dans le Périgord. Car lui, contrairement à nous les culs terreux, il prend des vacances, pendant qu’on sue sous la canicule à danser nos vaches tous les matins.

Naturellement, comme il a pignon sur la place du Sô, il verrait bien le plus beau monument de la ville devant ses fenêtres. Il oublie peut-être que la place est déjà occupée depuis des lustres par les manèges des forains pour la fête de la Vierge Marie, notre sainte patronne du 15 août. Allez-y demander à ces manouches de déguerpir si vous voulez vous faire scalper.

La question de l’emplacement est mise au vote. Qui est pour la place du Sô ? Qui est pour la place de la mairie ? C’est donc la place de la mairie qui remporte largement les suffrages. Vous voyez bien, docteur, que vous êtes tout seul à défendre cette idée.

                                                                                                          A suivre…