Sur le journal « Mémorial des Vosges » daté du 8 juin 1881 en page 2 :
Officiellement la ligne qui, depuis 2 jours, dessert la vallée de la Combeauté, s’appelle le chemin de fer d’Aillevillers à Faymont ; mais pour tout le monde, pour nous surtout dans les Vosges qui savons ce que nos amis ont fait pour en obtenir la construction, c’est le chemin de fer du Val-d’Ajol. Qu’après avoir triomphé au prix de tant de peines, de tant de démarches, de sacrifices de temps et d’argent, nos chers amis du Val-d’Ajol aient voulu célébrer leur victoire par une fête éclatante, c’est de quoi personne ne sera surpris et j’ajoute qu’il n’y a que ceux qui ne les connaissent pas qui puissent être étonnés du succès de leur fête.
C’est un pays d’ailleurs, qui pousse aux fêtes, que cette vallée de la Combeauté, d’Hérival à Fougerolles dont le Val-d’Ajol est le point central. On n’en peut imaginer un plus aimable, un plus harmonieux pour la vue ; quand le soleil s’en mêle, le décor est féerique et il est impossible de résister à l’impression de joie qui se répand et vous enveloppe.
Les deux communes du Val-d’Ajol et de Fougerolles (Haute-Saône) s’étaient donc entendues pour célébrer d’une manière brillante l’inauguration du nouveau chemin de fer ; mais le Val-d’Ajol avait la grosse part. Il avait fait venir la musique du 35e de ligne en garnison à Belfort, musique dirigée par M. Hauser, et l’une des meilleures de l’armée ; le banquet avait été préparé par les soins de M. Hennequin de Luxeuil, dans la gare des marchandises du Val-d’Ajol. La commune était pavoisée : des mats, surmontés d’oriflammes, jalonnaient la route de la gare à la mairie ; au clocher même de l’église, un hardi compère était allé accrocher un drapeau ; l’hôtel de ville était décoré avec goût ; un habitant de Faymont, qui ne s’en tire pas mal, avait peint toute une décoration simulant les statues du Progrès, de l’Agriculture et de l’Industrie, etc. Enfin, un feu d’artifice avait été installé sur la colline des Feuillées. Nous ne parlons pas du menu fretin des plaisirs, mats de cocagne, baraques, bals publics, etc.
Il s’en est fallu de peu que tous ces préparatifs ne fussent perdus et que la fête ne tournât en catastrophe. Samedi, un orage éclatât ; la foudre mit le feu à quatre maisons du village et dévorât 7 ménages d’ouvriers. Les musiciens du 35e qui venaient d’arriver se préparaient à donner un concert ; au cri « au feu ! », ils laissent là leurs instruments et courent se joindre aux pompiers. Grâce aux efforts de tous, on put arrêter les progrès du fléau. Mais quelle triste impression ! Il n’y avait qu’un moyen de ramener un peu d’entrain : c’était de faire tourner la fête au profit des victimes du sinistre. C’est à quoi chacun travailla. Et l’on réussi assez bien puisque dans la soirée du samedi et la journée du dimanche, on réunit plus de 800 Francs.
Dimanche donc la fête put avoir lieu. Le train d’honneur parti d’Aillevillers à neuf heures et demie s’arrêta à Fougerolles. Le maire de Fougerolles, M. Nicolas, attendait les invités sur le quai de la gare pour leur offrir le vin d’honneur. M. le sénateur Claude, M. Boegner, préfet des Vosges, M. Michel, M. Périvier, son secrétaire général, et M. Topin, sous-préfet de Lure, descendirent du train. Après avoir répondu aux paroles d’accueil qui lui avaient été adressées par M. Nicolas, le préfet des la Haute-Saône expliqua que par suite du retard du train de Paris, messieurs les députés du département ne pourraient arriver qu’à deux heures. Au milieu des détonations des boîtes et des pétards, le cortège se rendit dans la gare des marchandises, élégamment ornée pour boire le vin d’honneur.
Mais il faut repartir : on regagne le train, le sifflet de la locomotive résonne et les échos surpris des montagnes répètent ce bruit inaccoutumé. Le train s’ébranle ; les champs, les bois, les coteaux verdoyants fuient derrière nous. Au dessus des arbres, dans la plaine, voici le clocher du Val-d’Ajol. Nous arrivons. Foule sur le quai ; foule le long des barrières ; on crie, on applaudit. La musique du 35e joue ; le sympathique maire du Val-d’Ajol, M. Collin, reçoit ses invités, on se serre la main et l’on prend la route de l’hôtel-de-Ville , précédés des musiciens du 35e qui filent au soleil, dans une poussière lumineuse.
À midi, le banquet. Je vous fais grâce du menu. Il suffit de savoir qu’il était bien composé, que le vin était bon. Il y avait 200 couverts. Parmi les personnes présentes se trouvaient les ingénieurs de la Compagnie de l’Est, les maires des environs, M. Liétard, M. Vial, d’autres dont le nom m’échappe, M. Labarte sous-préfet de Remiremont, le juge de paix de Plombières, M. Charles Pottecher et son aimable suppléant, le docteur Daviller, M. Denis du Progrès, M. Georgeot de l’Industriel, etc, etc. Si le repas fut gai, cordial, est-il besoin de le dire ?
À deux heures, les retardataires firent leur entrée ; c’étaient M. Marquiset, député de Lure, MM. Baïhaut, Hérisson et Versigny, députés de la Haute-Saône, il ne manquait que M. Noirot, mais il était remplacé par Dyonis Ordinaire, ancien rédacteur en chef de la Petite République française. Cet homme de tant d’esprit et de gaieté se souviendra du Val-d’Ajol ; mais, de leur côté, les Val-d’Ajolais ne l’oublieront pas.
Au dessert, il y eut des toasts, beaucoup de toasts ; la place nous manque pour les reproduire tous. On trouvera plus loin celui de M. le préfet des Vosges, à qui la présidence du banquet avait été offerte. M. Collin, maire du Val-d’Ajol, prit ensuite la parole pour remercier les invités et rappeler les services rendus à la commune, par les présents et par les absents. MM. Georges et Méline eurent leur part, comme on pense. M. Michel, préfet de la Haute-Saône, en quelques mots heureusement trouvés, tourna un compliment aimable au charmant pays dont il était l’hôte. Puis M. Marquiset. Il a parlé comme d’une chose sûre du raccordement du nouveau chemin de fer avec Remiremont ; il en a parlé comme d’une chose si évidente, que tout le monde fut convaincu et salua les paroles de l’honorable député de la Haute-Saône d’une longue salve d’applaudissements.
M. Dyonis Ordinaire, bavard comme un homme qui a mille choses à dire se livra à une causerie, – c’est le terme employé par mon confrère du Progrès, et je le trouve juste, – à une causerie pleine de traits, de mots, il y mêla quelques notes plus élevées qui impressionnèrent vivement l’auditoire. Il paraît qu’on avait dit à ce bon M. Ordinaire qu’on était peu républicain dans le pays ; il croyait par ces bavardages, et, comme il le dit aux gens du Val-d’Ajol : « pourquoi donc ne seriez-vous pas républicains ? vous n’êtes pas plus bêtes qu’ailleurs ». Il sait aujourd’hui qu’on est pas bête du tout au Val-d’Ajol, car on y est très républicain. Je ne sais pas pourquoi, en finissant d’écrire la phrase qui précède, le nom de M. Louis Remy est venu sous ma plume. Ce n’est pas parce qu’il est républicain, en tout cas le digne conseiller général du canton. Serait-ce parce qu’il n’était pas présent au banquet ? Enfin, passons ; s’il plait à ce personnage de bouder la joie de ses compatriotes, cela ne nous regarde pas.
Reprenons le cours des toasts. Après M. Ordinaire, M. Claude (des Vosges) prononce quelques excellentes paroles à l’adresse des ingénieurs de la Compagnie de l’Est. Puis M. Édouard Georges, adjoint au Val-d’Ajol donne lecture d’une lettre de M. Méline qui s’excuse de n’avoir pu, à son grand regret, assister au banquet ; il est retenu à Bucarest, par de graves intérêts. Cependant, il avait pris ses mesures pour être revenu à temps ; mais des circonstances imprévues ont fait échouer toutes ses combinaisons. Après la lecture de la lettre de M. Méline, adressée à M. le Maire du Val-d’Ajol, M. Édouard ajoute que la place du député de Remiremont était marquée dans une fête dont l’agriculture et l’industrie sont en quelques sortes les héroïnes. « Buvons donc à la santé de M. Méline », dit-il en terminant ; « que nos vivats et nos acclamations arrivent jusqu’à lui – qu’ils lui soient un encouragement pour défendre avec énergie les intérêts français dans les nouveaux traités de commerce qu’on négocie en ce moment. Les Anglais ont déjà réussi à pouvoir ouvrir les négociations à Londres, néanmoins nous espérons que nos négociateurs sauront garder leur indépendance. Et si cela n’était pas, M. Méline travaillerait, nous l’espérons, à faire échouer un traité qui n’avantagerait que les Anglais égoïstes…. et fraudeurs. – de même qu’il fit déjà tomber en 1878 le traité de commerce conclu en 1877 avec l’ingrate…. Italie. »
Après M . Georges, nouveau toast de M. Collin à l’armée, à la musique du 35e et aux organisateurs de la fête ; réponse de M. Hérisé qui a, pour sa part, contribué à l’œuvre dont on célèbre la réussite et qui renvoie à MM. Colin, Eugène Fleurot et Georges les éloges qu’il a reçus.
Enfin, on se sépare. Les autorités, les députés de la Haute-Saône reprennent le train, car on les attend à Fougerolles. Les autres convives se rendent sur la place où la musique du 35e donne un concert. Son chef, M. Hauser, est l’un des membres du jury qui doit se réunir à Épinal le 19 ; il est digne à tous égards d’en faire partie. Car malgré les difficultés sans cesse renouvelées du recrutement, il a formé une musique excellente, instrumentale et vocale. En effet les musiciens du 35e chantent des chœurs avec une rare perfection et nous avons eu le plaisir de les entendre lundi, lorsqu’avant de partir ils se sont rendus tour à tour à la porte du maire et des adjoints pour les saluer, et remercier la population du Val-d’Ajol, de l’accueil si chaleureux qu’on leur a fait.
Le reste de la fête, bal, feu d’artifice s’est passé dans le plus grand ordre et avec un réel entrain. La fête de l’inauguration du chemin de fer du Val-d’Ajol laissera des traces profondes dans le pays.
E. S.